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Performance de rue, performances d’une rue 

 

Lorsque j’ai décidé de réaliser ce projet j’étais assaillie par des images liées à la rue Hamra, site de cette performance. Images vécues et images dont j’avais entendu parler se télescopaient dans ma tête. J’avais entendu dire que des hippies s’étaient permis de courir nus dans la rue Hamra, quelque mois avant que la guerre civile n’éclate le 13 avril 1975. Cette « scène », que je n’ai jamais vu, constitue l’image clé de cette performance. J’ai fréquenté la rue Hamra durant la guerre. À 14 ans j’y ai vu le film Hair au cinéma Eldorado, l’un de ses nombreux cinémas de ce temps. Ce film avait été une révélation pour l’adolescente que j’étais. Alors que je croyais qu’il était impossible de vivre selon ses propres idées, voilà un monde entier qui se révèle à moi loin de tout ce que j’avais connu jusque là sur les relations humaines, la libération du corps, l’émancipation de la femme. Hair me raconte qu’il est possible de vivre selon ses choix et la rue Hamra était le lieu des choix de vie. Pour moi elle fut « le plateau » sur lequel je m’imaginais être l’un des personnages du film. Avant Hair, j’avais vu Saturday Night Fever au cinéma Saroulla avec John Travolta qui a fait rêver les filles de ma génération aspirant à se libérer un jour des chaines de la tradition et de la frayeur de la guerre. Ce film, je crois fut la raison pour laquelle j’ai décidé de faire de la danse. D’autres images ressurgissaient de mon vécu dans le Beyrouth en guerre des années quatre-vingt. Je me revoyais avec ma mère roulant dans sa Honda rouge à une vitesse terrifiante, prenant les rues du secteur Hamra en sens inverse, tandis que les bombes volaient au-dessus de nos têtes. Nous allions ramener ma sœur au bercail. C’était le jour de la bataille dite guerre des drapeaux, nous étions quelque part dans les mois de l’an 1986, la guerre faisait rage entre des partis supposément du même bord. Étudiante en médecine, ma sœur avait décidé de rester à l’hôpital américain pour aider ses collègues, mais pour ma mère il n’en était pas question qu’elle soit loin d’elle. On devait passer par Hamra pour la récupérer. Ce jour-là j’ai vu Hamra, la rue qui était LA destination de tous ceux qui cherchait le défoulement, « petits » comme moi et « grands » comme les intellos de l’époque, vidée de ses habitants et de ceux qui la fréquentaient. La guerre des drapeaux l’avait littéralement transformée en un lieu terrifiant où des monstres invisibles et meurtriers avaient pris le pouvoir pour chasser les velléités d’indépendance de mes amis « les révolutionnaires ». J’avais l’impression que cette bataille anéantissait ce qui restait de l’idéalisme des palestiniens et des membres du mouvement patriotique après les échecs des tentatives révolutionnaires des débuts de la guerre civile libanaise (1975-1990). En 2000 Hamra ne ressemble plus à ce qu’elle était. Cependant c’est toujours un lieu de vie particulier de la ville et surtout le lieu de ma prise de conscience politique. Dans cette performance je décide de rendre hommage aux endroits clés de la rue départis depuis des fonctions qui étaient la leur durant l’époque où je les fréquentais. Dans ce but, j’ai choisi l’emplacement des cafés Modca, Café de Paris et Wimpy et des cinémas Colisée, Hamra, Eldorado et Strand. Les cinémas sont en décrépitude et en voie de fermeture. Les cafés en voie-de- remplacement par d’autres enseignes « internationales ». En 2000 ces lieux qui représentaient les destinations secrètes et interdites de mon adolescence étaient toujours mythiques. Avec mon ami Assaad, on y faisait l’école buissonnière pour voir des films, les cinémas proposaient des séances en matinée, ou pour passer des journées entières dans les cafés des intellos à fumer des Marlboro rouges avant de découvrir les Chesterfield. Plus tard Assaad vint avec un paquet de Lucky Strike qui affirmait, à l’époque, l’image du mec cool. Moi, je trouvais ça, super cool. En plus des lieux précités j’ai choisi quatre autres emblématiques de ruptures et de continuités. Une maison aux fenêtres vertes (aujourd’hui démolie), qui m’avait toujours intriguée. Je n’ai jamais vu ses habitants mais je les enviais d’avoir la chance de vivre au cœur de la rue Hamra. Trois autres lieux de consommations et de fréquentation encore « vivants » : l’intemporelle Librairie Antoine qui jouxte l’immeuble aux fenêtres vertes. Le Red Shoe, un magasin de chaussures d’avant-guerre qui a survécu aux changements et aux modes. Le Starbucks café, enseigne américanisée qui a définitivement remplacé les références multiples des cafés d’antan. La performance se déroula en trois temps et requerra différents types de chorégraphie et d’objets repères. Le premier moment de la performance fut ancré dans les sites de ma mémoire des lieux de la rue. Le deuxième temps s’ancra dans les objets / repères de la rue, les poteaux et les arbres. Le final investit la rue en sa qualité de scène de crime.  Les scènes des trois moments se déroulèrent simultanément. Les acteurs prirent la forme de créatures aux formes humaines mais d’aspect fantomatique.

 

Moment 1.

 

Amants en lutte:

4eme étage de l’immeuble qui abrite le cinéma Hamra. Vue de la rue, la baie vitrée du balcon de l’appartement se transforme en une sorte d’écran à travers lequel on suit une scène jouée par deux créatures (acteurs). Des ombres s’entrelacent. Sont-elles en amour ou en conflit ? on ne peut l’affirmer.

 

Intellos en communication:

Café de Paris. Deux créatures communiquent entre elles. Les mouvements de leurs corps se veulent complexes mais vides de sens.

 

Déclarations:

Modca, Wimpy, Café de Paris. Une créature distribue des papiers argentés, ceux que l’on trouve à l’intérieur des paquets de cigarette. Il y est marqué des statements provocants, des poèmes patriotiques et des fragments de discours politiques absurdes.

 

Image de l’âme qui sort du corps:

Devant le Red Shoe, une créature fait sortir des oiseaux vivants de sa poitrine. Les oiseaux s’envolent. Allégorie de l’émotion ou Le Suicide Doux. 

 

Hommage aux martyrs:

Une créature dépose une rose blanche sur une pancarte. C’est la pancarte où il est marqué le nom de Khaled Alwan, martyr du mouvement national en 1982. Elle est posée sur le trottoir qui fait face au café Wimpy.

 

Le regard de l'autre:

Deux créatures provoquent par leur attitude bizarre les clients du Starbucks. Muets, ils fixent les gens dans les yeux et imitent leur attitude face à ce regard.

 

The show must go on:

Une créature est assise sur une chaise haute devant l’emplacement du cinéma Eldorado déserté. Sur la pancarte du cinéma fermé il est encore écrit « deux filmes en une seule projection ».

 

Moment 2.

Scènes à travers lesquelles le corps des acteurs fusionne avec les objets/repères de la rue et gagne un aspect organique, devenant de ce fait partie intégrale d’une scénographie mortuaire de la rue.

 

Arbres de vie, arbres de mort:

On voit la main d’une créature sortir des branches d’un des arbres plantés sur le trottoir qui fait face à la Librairie Antoine. Deux autres créatures rentrent leurs corps dans des cages rouges accrochées dans deux autres arbres

 

Araignée Géante:

une créature grimpe sur l’immeuble aux fenêtres vertes, il se colle à la façade côté rue et prend l’allure d’une araignée géante.

 

L’intello frustré:

Une créature grimpe sur les bennes à ordures placées à proximité de l’ancien cinéma Strand, il a l’allure de celui qui va prononcer un speech mais ne le fait pas.

 

Moment 3.

Scène de crime:

Une des créatures monte sur le poteau électrique en face du cinéma Strand, elle enlève son costume. Pendant ce temps, les autres créatures se rassemblent graduellement au même endroit, enlèvent leurs costumes, les étalent sur la rue et marquent leurs contours à l’aide d’un spray blanc rendant la rue à une sorte de scène de crime.

 

Final:

Libérés de leurs costumes blancs qui rappellent les linceuls, les acteurs courent chacun de son côté et rejoignent leur point de départ, le cinéma Colisée, situé dans une rue perpendiculaire à la rue Hamra. Redevenus « mortels », les passants ne leur prêtent plus aucune attention.

  

......

Réactions des passants

 

Les passants évitaient de regarder les acteurs dans les yeux lorsque l’un d’entre eux s’en approchait de trop près. D’autres changeaient de trottoir ou hâtaient leur marche. Certains essayaient de provoquer les acteurs; ces derniers ignoraient totalement les réactions des gens. « C’est qui ces gens là? ». « Ce sont certainement des communistes !». « En effet j’ai déjà entendu le nom de la fille qui fait ça : c’est effectivement une communiste !! ». « Ce sont des malades qui ont fui l’hôpital américain. Des fous »... « Mais non!... Ce ne sont que des acteurs… « Mais, que veulent-il? »

 

Peut être voulaient ils réveiller les souvenirs des morts de la rue Hamra?

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© Chaza Charafeddine, 2016

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